Un auteur vraiment chic (par Tristan Bernard)

Publié le par Michel Le Fouineur

- Allô ! On vous parle de la banque Tollemard...
- J'attends...
- Allô ! cher ami, c'est Tollemard qui vous parle... Tous mes compliments. J'ai appris par les journaux que vous avez eu avant-hier un immense succès...
- ... Ils ont été très gentils...
- Taisez-vous, homme modeste ! Il parait que vous allez faire cinq cents représentations.
- C'est ce que me dit le directeur. Il prétend même qu'il jouera cela pendant deux ans...
- Écoutez, mon cher ami. Mon téléphone est follement intéressé. Ma femme meurt d'envie d'aller voir votre pièce ce soir. Je suis sûr qu'il n'y a plus rien à la location. Mais si vous me donniez un mot sur votre carte, peut-être arrivera-t-on à me trouver deux fauteuils ou à m'indiquer une agence... Je paierai, bien entendu, ce qu'il faudra. Donnez-moi un petit mot...
- Je vais faire mieux. Je vais m'en occuper moi-même.
- Ah ! vous êtes exquis. Et comment saurai-je que j'ai les places ?
- Je vous les ferai envoyer à votre bureau, vers cinq heures ; ça va-t-il ?
... A quatre heures, l'auteur arrive dans le cabinet du directeur :
- Il me faut absolument pour ce soir deux fauteuils. Je les ai promis à Tollemard.
- Tu es piqué ! Nous allons jouer à bureaux fermés.
- Mon vieux, c'est capital pour moi...
- Je sais que tu lui dois de l'argent et que tu cherches à lui en devoir davantage. Alors quoi ? Voilà une pièce qui va te rapporter des tas d'or et tu n'arrives pas à te désenvaser ?
- Pas en une seul fois, tu penses ! Écoute, je vais demander à la buraliste si elle n'a pas deux fauteuils de rentrés.. Je les paierai, voilà tout.
- Je ne veux pas t'en empêcher. Je respecte toutes les générosités, même les plus stupides.
L'auteur trouve à la location le 56 et e 58, qui sont excellents et qui ont été rendus par un client, inscrit pour toutes les troisièmes, et qui ne peut venir ce soir-là pour cause d'agonie. L'auteur allonge ses soixante francs et des centimes, garde par devers lui le coupon et envoie à M. Tollemard sa carte de visite avec les numéros de fauteuils, comme si c'étaient des places de faveur. "Je ne veux pas, dit le petit mot qu'il y joint, que vous payiez vos places à une de mes pièces. Voici deux places que j'ai pu arracher à la rapacité de mon directeur....
Le soir, l'auteur, avant le premier acte, regarde dans la salle, par le petit trou du rideau. Les fauteuils 56 et 58 sont occupés par un gros monsieur très commun et une dame endimanchée, qui n'ont aucune ressemblance avec le coupe élégant des Tollemard.
Que s'est-il passé ? L'auteur se précipite au contrôle. On lui montre sa carte à lui, que ces deux personnes ont bien remise en arrivant.
C'est un mystère à éclaircir. Le lendemain matin, quand il juge que M. Tollemard doit être arrivé à son bureau, l'auteur le demande à son bureau... Et voici qu'il tombe sur une conversation du banquier et d'un autre abonné... Il retient soigneusement son souffle, quand, dès les premiers mots, il entend de quoi il est question.
- Non... Nous devions aller au théâtre, à la pièce nouvelle de notre ami. Les journaux ont fait là-dessus un tabac énorme. Mais ça doit être exagéré. Car ils donnent déjà des places à la troisième...
- Pas possible ?
- Rien de plus vrai
- Vraiment, vous me surprenez.
- C'est comme je vous le dit. Nous avons reçu deux fauteuils. Du coup, mon épouse n'a plus été pressée d'aller voir ça, et, comme ça l'ennuyait de s'habiller, nous sommes allé tout bonnement au cinéma. J'ai donné les places de théâtre à mon caissier... Tien, il faut que j'écrive tout de même à l'auteur, pour le cas où il aurait remarqué que nous n'étions pas là. En avant pour la névralgie subite !...
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Tristan Bernard.

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