Les deux boutiques (par Bernard Gervaise)
Dans cette rue, il y avait deux boutiques. Il y en avait même certainement beaucoup plus que ça, mais enfin, ces deux petites boutiques nous intéressent ; que les autres s'arrangent toutes seules comme elles l'entendront.
Ces deux boutiques étaient placées côte à côte, si tant est que des boutiques puissent avoir des côtes. Dans l'une on vendait des articles de mode ; c'était, en quelque sorte, une boutique de modiste. L'autre, qui était une boutique d'armurier, renfermait dans son étalage tout ce qui se peut rêver de plus coquet en fait d'armes, depuis le mignon petit browning d'enfant jusqu'au poignard javanais délicatement barbelé et imprégné d'un curare de grand prix.
Or, tels sont les caprices du commerce, la première petite boutique était sans cesse pleine à craquer, pleine de jeunes femmes élégantes et blondes qui se disputaient à coups de billets de banque les articles exposés.
Tandis que la seconde petite boutique n'était jamais pleine de quoi que ce soit.
A la longue, le petit armurier, qui n'était pas un sot, voulut savoir les raisons d'une telle anomalie. Après avoir examiné attentivement la boutique voisine, il remarqua un écriteau posé parmi les chapeaux de l'étalage : Deuil en vingt-quatre heures.
C'est cette inscription qui attirait dans la boutique tant de jeunes femmes élégantes et blondes. Car le noir sied admirablement aux blondes.
Alors le petit armurier, qui, décidément, n'était pas un sot, s'empressa de faire à son tour un écriteau portant ces mots : Deuil en cinq minutes.
Puis il la plaça au milieu des mignons brownings et des poignards javanais.
Et, à partir de ce jour, sa boutique fut, elle aussi, plaine à craquer de jeunes femmes élégantes et blondes.
Car le noir sied admirablement aux blondes.
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Bernard Gervaise.