Le coup du brochet (par Pierre Mac Orlan)

Publié le par Michel Le Fouineur

Climb, à cette époque, vivait dans la belle ville d'Anvers. Il occupait, dans le quartier maritime, une petite boutique, au fond d'une impasse, non loin du Rit-Dyk. La nuit, il entendait couler l'Escaut, ricaner les filles, rugir ou miauler ses animaux en cages. Climb tenait commerce d'animaux d'occasion : des singes, des boas, des lions défraîchis, des cacatoès rageurs et de ces merveilleux poissons pourprés que des matelots rapportaient de Chine ou du Japon avec des précautions d'aveugles. Il revendait ses pensionnaires à des ladies tendres et mûres et quelquefois à des dompteurs pauvres qui ne pouvaient guère se payer un boa ou un lion absolument neufs. Cette brocante nourrissait Climb et lui réservait des loisirs qu'il employait à étudier en amateur la zoologie pittoresque, s'inquiétant plus des coutumes particulières à ses hôtes que des mystères compliqués à leur système nerveux. Il n'ignorait rien de leurs petites manies et les favorisait même dans la mesure du possible. Il affirmait également que les animaux les plus traditionnellement ennemis n'obéissaient, pour l'ordinaire, qu'à leur instinct, mais, selon lui, ces animaux ne tenaient pas du tout à leurs rancunes ; il suffisait de leur démontrer simplement la stupidité de leurs préjugés pour les ramener au calme, à l'ordre et à la fraternité.
Donc, Garwell, ayant besoin de se créer un alibi, passa par Anvers et s'en fut visiter Climb.
Il trouva son vieil ami écroulé et présentant les signes les plus évidents de la dislocation.
- Alors, ça ne va pas ? interrogea Garwell, flairant la mauvaise histoire.
- Non, répondit Climb. J'ai perdu hier mon mouton apprivoisé, mon pauvre Caliban. Vous devez vous souvenir de Caliban, brave Garwell ; si je ne me trompe, je l'avais déjà lors de votre dernier voyage. C'était une bienveillante créature laineuse et obstinée, mais d'une intelligence formidable et modeste. Il connaissait les vingt-six lettres de l'alphabet. Pour être juste, il n'en prononçait qu'une : la lettre B ; mais celle-là, vingt dieux ! il la savait par coeur § Il ne cessait de la répéter de l'angélus de l'aube à l'angélus du soir : "Bé Bé Bé". On n'entendait que lui, le noble agneau, et, maintenant, le voilà !
Climb montra un pied, évidemment de mouton, qui semblait avoir fait partie d'un ancien coupe papier, en qualité de manche.
- Ce n'est pas veinard, déclara Garwell. Et comment la chose est-elle arrivée ?
- Vous avez entendu, se hâta de reprendre Climb, vous avez entendu parler de cette expérience : on place dans un même aquarium un brochet et un goujon, en ayant soin de les séparer par une légère plaque de verre. En apercevant le goujon, le brochet se précipite sur lui, se cogne le nez contre le verre, s'élance de nouveau, se recogne, etc. ; tant et si bien qu'il n'insiste plus. Alors, on peut retirer la plaque et le brochet n'aura pas l'air de s'apercevoir que le goujon est à côté de lui. Je venais de tenter cette expérience : j'avais un brochet assez casseur d'assiettes et un goujon plutôt pacifique ; je les mis dans un aquarium, séparés l'un de l'autre par une vitre. Ce que je pensais se produisit : le brochet s'élança une trentaine de fois et finit par se désintéresser de la question. Le lendemain, j'enlevai la vitre, et depuis ce jour, ils vivent côte à côte sur le pied d'une familiarité déférente. Ce fait fut pour moi un trait que je croyais de génie. Je résolus de généraliser l'expérience, et, sans plus tarder, je me mis à l'oeuvre, me félicitant d'un résultat qui devait détruire, chez mes pensionnaires, de vieux préjugés de famille qui les auraient poussés à s'entre-dévorer, sitôt mis en relation. Je séparai la cage de mon lion en deux parties, grâce à une immense vitre, exactement comme je l'avais fait pour l'aquarium. D'un côté, se trouvait donc mon lion, et dans l'autre, je fis entrer le pauvre Caliban, qui proclamait sa science par une série de "Bé" plaintifs, mais corrects. Devant la cage, j'attendais le résultat de l'opération. Ce ne fut pas long. Le lion se ramassa, détendit ses jarrets, passa comme une balle à travers la vitre pour retomber juste sur le dos frisé de Caliban. Sans plus attendre, il se mit à le boulotter avec un sale bruit de mâchoires, et moi, je restai là, anéanti, sans voix.
- Vous deviez être stupéfait ! dit Garwell.
- Stupéfait, oui, mais ce qui me laissa comme étonné, ce fut d'entendre Caliban, ce mouton, qui n'avait jamais pu prononcer que le mot "Bé", me parler en ces termes, tandis que le lion s'attaquait à ses gigots :
- Vous êtes content, maintenant, misérable crétin ! Vous êtes satisfait ! Voilà le résultat de vos âneries...
Il n'acheva pas : le lion, d'un coup de dents, lui coupa la parole... et la tête. Ensuite, le roi du désert s'allongea sur le dos, le ventre tendu et les pattes raides, et s'endormit tout doucement en soupirant de béatitude.
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Pierre Mac Orlan.

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