Bob et Mouche (par Georges Auriol)

Publié le par Michel Le Fouineur

Comment est-ce possible ! vous ne connaissez pas mon petit chien Bob ? C'est dommage, car c'est un animal prodigieux, extrêmement intelligent.
Et pourtant il est gros comme rien du tout, et maigre, oh ! d'un maigre ! et ses yeux ont l'air si mal enchâssés dans son crâne qu'on craint toujours de les faire tomber.
Dans les premiers temps, je n'osais y toucher, de peur de le casser, mais, depuis, j'ai appris à m'en servir, et, maintenant, je le tiens quelquefois suspendu par la tête pendant dix minutes sans qu'il paraisse s'en apercevoir ; il trouve ça tout naturel.
Lorsque nous nous livrons à ces jeux en public, dans un café, par exemple, il y a toujours des gens qui se fâchent et qui disent : "C'est idiot de faire du mal à une bête !" mais je fais semblant de ne rien entendre, et lui aussi. Il n'y a que lorsqu'on joue du piano que nous nous fâchons.
J'ai aussi chez moi un crabe, un gros tourteau que j'ai rapporté de la mer. Il vit ordinairement dans la cuisine, sous le fourneau, dans le seau à charbon. C'est un rêveur...
Parfois aussi il va se promener sur l'évier, histoire de grignoter un morceau de savon. Il reste là des heures, penché sur le trou, écoutant les bruits mystérieux que lui apporte la conduite.
Ce crustacé est fort aimable. Il s'appelle Mouche. Il vit simplement, s'occupant peu de l'extérieur.
De temps en temps, il vient faire un petit tour au salon et nous passons l'après-midi ensemble. S'il le désire, je lui donne un petit verre d'eau de mer (de la vieille) ; moi, je bois du cognac, et nous trinquons ensemble.
Il sait faire le beau, supporte un pied de table ou de fauteuil aussi longtemps qu'on veut, et, lorsque je roule une cigarette, il me présente l'allumette tout enflammée avec sa pince.
Il est d'une force surprenante ! Le jeu du fauteuil ou de la table n'est rien auprès de celui-ci : quelquefois, pour rire, je lui mets trois ou quatre volumes du Larousse sur le dos. Vous croyez que ça le gêne ? Pas le moins du monde. En deux coups d'épaule, il se débarrasse de son fardeau, et, si vous luis présentez un crayon, il vous le coupe en deux de la façon la plus charmante.
Ce Mouche est un individu terrible pour la lutte. Un chat, un rat, une tortue, un cochon d'Inde, rien ne lui fait peur. Mais c'est surtout contre les canards qu'il est enragé. Il vous descend le canard le plus vigoureux en trois minutes.
L'été dernier, plusieurs de mes voisins, qui s'étaient vantés de posséder des canards invincibles, vinrent me proposer des combats. Nous mettions les deux adversaires dans une petite cage en fil de fer ; c'était superbe. Le canard avait beau faire le malin, crier, gesticuler, battre des ailes et allonger le cou, au moment où il s'y attendait le moins, il avait la tête prise dans la terrible pince de Mouche ; on entendait un petit bruit sec, comme celui d'une coquille dans un casse-noix, et c'était tout.
Alors, qu'est-ce qui palpait dix louis ou quinze, selon le pari ? Je vous le demande. Brave crabe, va !
Mais revenons à mon excellent petit chien Bob. Il n'est guère plus gros qu'un vieux poulet. Il m'a été rapporté des Indes par un ancien commissaire-priseur, devenu maître de danse et de maintien.
Il est d'un gris jaunâtre, et son pelage ressemble assez à celui des petits singes en copeaux qu'on vend sur les boulevards. En somme, pas joli ; mais quelle bonne bête !
Pourtant, je dois avouer qu'il n'aime pas les légumes, ni le bifteck, ni le poulet. Il préfère le caviar, les sardines, l'andouillette.
Fréquemment, il lui arrive de marcher sur les pattes de devant, à la façon des éphèbes qui font le poirier, - surtout lorsqu'il a un petit besoin à satisfaire ; il fait ainsi, d'un acte trivial, un exercice amusant et coquet. C'est un artiste, un véritable artiste.
Lorsque Bob vit Mouche pour la première fois, ses copeaux se hérissèrent et ses yeux s'arrondirent à un tel point que je crus un instant qu'ils allaient rouler sur le parquet.
Peut-être l'avait-il rencontré précédemment sur une plage lointaine et avait-il eu à se plaindre de ses procédés ; toujours est-il qu'il le regarda avec un air de dire :
- Voilà un monsieur qui me déplaît !
Il se mit à aboyer et s'élança, mais le crabe lui présenta une paire de pinces qui le fit sans doute réfléchir, car il se retira avec un grognement que je crois pouvoir traduire ainsi :
- Je ne serre pas la main à des gens de votre espèce !
Ce que voyant, le crabe se coucha tranquillement et retomba dans sa rêverie.
Le crabe est poète, je crois. Il doit faire des vers sur les mystères de l'océan. Parfois, il reste toute la journée en contemplation devant une planche d'histoire naturelle représentant des mollusques.
...J'ai aussi quatre poissons rouges dans un bocal ; mais, si je vous parlais d'eux, ça nous entraînerait trop loin. Ce sera pour une autre fois.
A dater du jour où je les mis en rapport, Bob et Mouche furent deux féroces ennemis.
Bob n'osait guère s'aventurer dans les coins où le crabe avait coutume de ruminer ; mais, lorsque le crustacé était en promenade, il allait volontiers lui chiper son mou - pour le cacher ensuite dans le fumier, où il devenait la proie des innommables.
Vous voyez d'ici la tête du crabe, lorsqu'il rentrait, et qu'il trouvait son garde-manger vide. Il entrait dans des colères bleues et, pendant des heures, on l'entendait broyer du charbon avec ses pinces.
Quelquefois aussi, Bob faisait des grimaces à Mouche. Moi, voyant cela, je pensais : "Toi, mon vieux, tu feras tant de misères à ce pauvre crabe que ça finira par se gâter ; ton tour viendra..."
Vous ais-je dis...? Non, sur ma foi, je crois l'avoir oublié : Bob a une passion, une folie : il est coquet ! Cet être laide et chétif se croit admirable. Il y a dans le jardin une petite glace dans laquelle il se regarde continuellement.
Un chien qui se regarde dans une glace, c'est un peu fort ! Eh bien, cela est pourtant .
Dès que la porte est ouverte, voilà mon Bob dans le jardin ! Il va jeter un coup d'oeil sur sa toilette. Je n'ai jamais vu une coquetterie pareille, surtout chez un cabot d'une espèce plutôt vulgaire, comme je vous l'ai déjà dit.
Le crabe, lui, regarde tout ça d'un air dédaigneux : "Pauvre imbécile, pense-t-il, si tu avais eu, comme moi, le miroir immense de la mer, tu ne regarderais pas dans ce méchant carreau !"
Ce qui m'a toujours ennuyé et taquiné au plus haut point, c'est que ce diable de Bob ne sait pas nager. C'est rare, pour un chien.
J'ai essayé de tout, mais en vain. J'ai commencé, pour lui donner l'habitude de l'eau, par lui mettre les autre pattes dans l'eau, par lui mettre les quatre pattes dans quatre coquetiers plein de ce liquide, puis je l'ai inséré dans un saladier, dans une cuvette, dans une baignoire, dans un bassin avec une ceinture de liège. Rien n'a réussi. Le mâtin ne veut pas nager... Il ne veut pas !
Cependant, il continuait à embêter le crabe, qui, pourtant, ne lui disait rien... Chaque matin, c'étaient de nouvelles farces. Un jour, il lui déroba un superbe morceau de boudin. Suprême insulte ! car les crabes aiment le boudin par dessus tout, bien qu'aucun naturaliste n'ait signalé cette curieuse particularité.
Le pauvre Mouche, las de tant d'avanies, résolut de se venger. Voici ce qu'il fit.
Pendant que Bob était sorti, il se rendit au jardin, et là, à l'aide de ses pinces, il gratta le tain du petit miroir de son ami, sans en laisser une miette.
Maître Bob revenu, sa première visite est pour le jardin. Mais, horreur ! la glace est devenue un simple morceau de verre qui ne réfléchit plus sa gracieuse et sympathique image.
Aussitôt, il se mit à hurler si lamentablement qu'à cette heure j'en ai encore les oreilles qui sonnent, rien que d'y penser.
Dans un coin, le crabe le regardait en riant.
Ne riez pas ! Il riait, je l'ai vu ! et je veux que des vauriens me lapident sur-le-champ avec des pommes de terre en robe de chambre si ce n'est pas l'exacte vérité. D'ailleurs, vous savez très bien que je n'ai pas l'habitude de mentir.
Le chien pleura comme cela pendant une bonne heure. A la fin, il aperçut le crabe et comprit. Que se passa-t-il alors dans sa cervelle, je l'ignore ; mais je le vis disparaître comme une flèche par la porte entrouverte.
Cinq minutes plus tard, il revint avec un immense boudin dans la gueule. (Où l'avait-il volé ?) Il déposa cette précieuse charcuterie à la portée du crabe et fut s'asseoir près du cadavre de son miroir.
Ainsi la paix fut faite entre ces deux ennemis.
Depuis, la petite glace a été rétablie, et, par les beaux jours d'été, on peut voir les deux animaux jouer fraternellement à cache-cache dans le jardin.
O bonheur ! je ne désespère plus maintenant de voir Bob nager un jour...
Le bon crabe lui donnera des leçons !
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Georges Auriol.
 

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