Drame, mystère et téléphone (par Henry Meguin)

Publié le par Michel Le Fouineur

Je décrochai le récepteur avec beaucoup de ménagement pour ne pas indisposer la téléphoniste et, timidement, je demandai :
- Allô ! Allô ! mademoiselle ! Si, toutefois, votre trisaïeule n'y voit pas d'inconvénient, voulez-vous me donner : Austerlitz 00-30 ?
Austerlitz 00-30, c'est le numéro de mon ancien condisciple Origène Passavent ; c'est tout ce que je sais de lui et de son adresse pour le présent, encore qu'il ait fait jadis des emprunts fréquents à mon portefeuille.
Si, quelque jour, j'ai l'occasion de vous le présenter, vous verrez que c'est un type !
Petite pose rituelle d'une demi-heure.
Enfin, un déclic, un ronflement, un éternuement suivi de deux ou trois petits crachotements, pour la forme.
Et j'entends immédiatement une voix, munie d'un fort accent étranger, qui crie :
- Misérable ! Tu as trahi ta patrie ! Ton Dieu ! Rien ne fera différer la vengeance de nos frères !...
Silence. Un silence inquiétant.
- Allô ! mademoiselle ! Allô ! Il doit y avoir erreur ! On m'a donné une association politique secrète ! Je demande Austerlitz 00-30 !
Mais, de toute cette journée, Austerlitz 00-30 s'obstina à demeurer inabordable.
- Tant pis ! grognai-je, je recommencerai.
Dès le lendemain, j'attaquai Austerlitz.
O joie ! O bonheur ! Au bout d'un quart d'heure, un petit quart d'heure de rien du tout, si l'on s'en réfère à Einstein et à la relativité du temps, Austerlitz 00-30 me répondit : "J'écoute !"
- Allô ! Je voudrais parler à M. Origène Passavent !
- Ne quittez pas ! Je vais voir s'il est là !
Au même instant, une voix sépulcrale tonna :
- Nous ne permettrons pas, citoyens, que le peuple souverain soit foulé aux pieds par des tyrans avides ! Levons l'étendard de la révolte ! Reniflons le sang de nos ennemis !
- Bigre ! pensais-je. Origène est tombé dans un milieu électoral où l'on n'y va pas avec le dos de la cuillère !
Sur ce, mon mystérieux correspondant de tout à l'heure me laissa tomber avec un bruit sec.
Je me dis : "Il faut éclaircir tout cela."
Et je n'eus de cesse que je n'aie découvert l'adresse d'Origène.
C'était, je l'appris, 38, rue des Francs-Bourgeois.
Avant de m'y rendre, je tentai un suprême effort téléphonique afin de me renseigner sur la présence de mon camarade dans cette maison bizarre.
A peine avais-je été mis en communication avec mon numéro fatidique, que mes cheveux se hérissèrent sous mon chapeau mou. Je saisis les paroles suivantes :
- Tu vas mourir ! On ne trompe pas impunément un brave homme, père de quinze enfants ! Fais ta prière !
Alors un organe féminin beugla :
- Au secours ! Au meurtre !
Puis deux détonations terrifiantes et le fracas d'un corps qui tombe en brisant une pile d'assiettes.
Je me précipitai chez le commissaire de police le plus voisin.
Le commissaire, qui, d'ailleurs, n'était que son secrétaire, me considéra d'un oeil véron. Je dus cependant le convaincre, car, quelques minutes après, accompagné de trois agents, je roulais en taxi vers les lieux du drame.
La concierge, qui somnolait, nous indiqua qu'Origène Passavent habitait le "cinquième" à droite. Les agents, à tout hasard, mirent revolver au poing.
Nous montâmes l'escalier obscur en trébuchant et frappâmes à la porte du cinquième.
Origène Passavent lui-même, gras, frais et rose, en bras de chemise, vint nous ouvrir. Il tenait un porte-voix à la main. Je me ruai en criant :
- Qui a-t-on assassiné ici ?
- Assassiné ? dit Origène, devenu glacial à la vue des agents. Assassiné ! Mais personne ! Tu es fou !
- Mais, à l'instant, au téléphone, j'ai entendu...
- Ah ! ah ! ah ! ce que tu as entendu, ce sont les élèves de l'école de cinéma que je dirige qui répètent leurs rôles ! Mon pauvre ami ! Décidément, tu seras toujours aussi gourde !
Les agents se retirèrent en me regardant de travers. Origène me retint par la manche :
- Dis-moi donc ! Pendant que tu es là, tu n'aurais pas cinquante francs ?
Et, dans mon trouble, je crois bien que je les lui ai prêtés !
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Henry Meguin.

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