L'omelette aux bouchons (par Rodolphe Bringer)
Les gens de la montagne, surtout ceux qui habitent de l'autre main du Rhône, passent pour un peu simples d'esprit, et, dans le Tricastin, l'on ne se gêne pas pour se moquer d'eux. A la vérité, ils habitent une région sauvage et déserte, vivent sobrement et n'ont jamais rien vu !
Il y a quelque temps, l'un de ces montagnards, Fouligasse, pour ne le point nommer, était venu à Gonfle-Boufigue apporter quelques quintaux de ces excellentes châtaignes que l'on récolte sur les hauts plateaux.
Après avoir livré sa cargaison à Taupenard, le marchand d'outtoulailles, comme il ne voulait pas retourner chez lui le ventre vide, il s'en fut à l'hôtel de la Mule Verte pour manger un morceau.
Et, pour commencer, on lui servit une omelette comme jamais de sa vie il n'en avait goûté de si bonne !... Il y avait là de petites rondelles noires qui vous avaient un goût véritablement exquis :...
- Et qu'est-ce que c'est que cette omelette ?... demanda Fouligasse à M. Bessigne, le maître d'hôtel de la Mule Verte. Monstre ! Je ne sais pas ce que vous y avez mis dedans, mais elle est rudement goûteuse !...
M. Bessigne, vous le savez, est un farceur. Il aime à galejer et, quand il en trouve l'occasion, il ne donne sa part à personne.
- Mon homme, répondit-il donc le plus sérieusement du monde à ce pauvre Fouligasse, c'est une omelette aux bouchons !...
- Aux bouchons ?...
- Simplement !...
- Et comment diable faites-vous cela ? Donnez-m'en la recette, si ce n'est pas un secret, et j'en ferai faire à la Mion, que, Dieu merci ! ce ne sont pas les bouchons qui nous manquent !...
- Eh bien ! brave homme, vous prenez deux ou trois bouchons, vous les coupez en tranches minces, vous les passez à la flamme de la lampe, et vous les mélangez avec vos oeufs battus ! Ce n'est pas plus difficile que cela !... Un enfant de quatre jours la réussirait aussi bien que moi !...
- Grand merci ! assura Fouligasse, votre recette n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd !...
Et le soir, rentré chez lui, à la Mion, sa femme :
- Demain, tu nous feras une omelette aux bouchons !...
- Qu'est-ce que tu me chante avec tes bouchons ?
- Fais comme je te dis et tu m'en diras des nouvelles ! Jamais de ma vie je n'ai mangé quelque chose d'aussi bon ! C'est M. Bessigne de Gonfle-Boufigue, qui m'en a fait tâter et qui a bien voulu m'en donner la recette !
Du moment que c'était M. Bessigne, dont la réputation n'est plus à faire, la Mion ne rebéqua point, et, ma foi, le lendemain, elle coupa trois bouchons en tranches minces, les brûla à sa lampe à pétrole, les battit avec ses oeufs t mit le tout à la poêle.
- La voilà, ton omelette aux bouchons !
Fouligasse la tâta, puis crachant :
- Qu'est-ce que c'est que cette horreur ? Ah ! je t'en donnerai, des recettes de cuisine ! Mais aussi, toi, tu n'as jamais été qu'une choutrouille ! Et ça se dit cuisinière ! Dire que tu fus au service des Salavert ! Ah ! ils en ont dû manger, de ces ratatouilles !
- Ratatouille toi-même ! se fâcha la Mion. Voyez-vous cet imbécile, qui n'a jamais mangé que des châtaignes de sa vie, et qui veut faire le fin gourmet !
Mais c'est égal, Fouligasse avait son omelette sur le coeur. Et, à quelque temps de là, comme, avec la Mion, il était venu à Gonfle-Boufigue pour je ne sais quelle cause, ils allèrent déjeuner à l'hôtel de la Mule Verte.
- Ma foi, fit Fouligasse à M. Bessigne, vous allez nous faire une omelette aux bouchons, que cette bédigasse de Mion n'a jamais été fichue de la réussir, bien que je nui en aie répété mot à mot la recette !
- Ma foi, fit Fouligasse à M. Bessigne, vous allez nous faire une omelette aux bouchons, que cette bédigasse de Mion n'a jamais été fichue de la réussir, bien que je nui en aie répété mot à mot la recette !
Et M. Bessigne de servir son omelette...
Mais à peine y eut-elle goûtée :
- Idiot !... cria la Mion, espèce d'imbécile que tu es !... Qu'est-ce que tu me parlais de bouchons ? Tu ne vois pas que c'est une omelette aux truffes ?
- Des truffes ! Qu'est-ce que cela, des truffes ? Je te dis que c'est des bouchons !
- Et moi je te dis que tu es une grosse bête !
Bref, de fil en aiguille, d'insultes en gros mots, ils en vinrent tout naturellement aux coups.
Dans la cuisine, qu'est-ce qui se payait une pinte de bon sang ? C'était ce vieux farceur de M. Bessigne !
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Rodolphe Bringer.