La petite bonne (par Albert Acremant)
Lucienne était petite bonne dans un des restaurants élégants de Paris où l'on n'admet pas encore le personnel masculin. Blonde et mince avec son tablier de dentelles et son bonnet aux ailes flottantes, elle était gentille. Souvent des clients oisifs lui adressaient des compliments tendancieux. Elle les éconduisait poliment. Elle était très sérieuse.
Un jour, elle annonça son mariage prochain. Elle allait épouser un garçon très sérieux qu'elle connaissait depuis longtemps et qu'elle aimait beaucoup. Il s'appelait Michel Aubron et était employé à l'Assistance publique.
Bien entendu, Lucienne ne travaillerait plus. Elle en informait ses patrons qui, aussitôt, se confondirent en regrets. Jamais ils ne retrouveraient une petite bonne ayant autant de belle humeur et d'habileté. Il fallait la voir dans les soirs d'affluence. Pas une ne savait comme elle recevoir dix commandes en même temps. Jamais elle n'avait renversé la moindre sauce tartare dans le dos d'une grosse dame décolletée. Jamais une erreur dans le règlement de ses additions ! Jamais une difficulté pour un pourboire insuffisant !
- Ma chère Lucienne, lui dit son maître, je veux vous faire un cadeau de noce original.
- Vous êtes trop aimable.
- Le soir de votre mariage, je vous invite à dîner, vous, votre mari et vos parents et amis.
- Nos parents, amis, hélas ! ne seront pas nombreux. Michel est en deuil. Quelques cousins nous conduiront à la mairie et à l'église, mais ce sera tout. Une heure après la cérémonie, nous serons seuls...
- Eh bien ! je vous garderai une table de deux couverts. Vous ferez votre menu vous-même, à discrétion. Vous connaissez les spécialités de la maison. Vous commanderez tout ce qui vous plaira.
- Je suis confuse, je vous remercie...
Le mariage avait été célébré à midi. A sept heures du soir, Lucienne, qui avait une robe grise délicieuse, et son mari, qui était en smoking, arrivèrent au restaurant. Ils devaient ensuite se rendre au théâtre.
On aurait pu aisément les prendre pour des clients de marque. Lucienne gardait seulement dans ses cheveux quelques fleurs d'oranger. On lui avait dit que le bonheur d'un ménage était compromis lorsque la jeune femme se sépare avant la nuit de son insigne charmant.
Le patron lui-même s'avança au-devant d'elle :
- Je vous ai gardé cette table, qui est la mieux placée. Préférez-vous cette autre ?...
Lucienne était émue, jamais elle n'avait remarqué qu'il y eut tant de lumière au plafond. Elle en était éblouie. Elle regardait les petites bonnes, qui disposaient des couverts, apportaient des plats, recevaient des ordres. Toutes lui souriaient. Mais une, particulièrement, l'intriguait : celle qui la remplaçait et prenait aujourd'hui son service pour la première fois. Comme elle paraissait déconcertée, la pauvre fille !
- Avez-vous réglé votre menu ? s'inquiétait le patron.
Michel et Lucienne se regardaient malicieusement. Ah ! oui, ce menu, ils l'avaient choisi ! Depuis dix jours, ils l'avaient combiné dix fois . Songez au nombre des mets selects que la petite bonne sert à chaque repas sans y goûter jamais ! Quelle joie de pouvoir enfin savourer le célèbre canard à la rouennaise et l'aspic de foie gras au porto glacé ! C'était surtout ces deux plats que Lucienne désirait :
- Entendu ! prononça le patron. Je donne la commande. On va vous servir un demi-canard et deux aspics. J'y joindrai une bouteille de bourgogne en attendant, au dessert, le Cordon rouge, qui revient de droit à un ex-cordon bleu...
Lucienne, qui était gourmande, ne put s'empêcher de rougir.
- Comme ça va être bon !...
A ce moment, un groupe d'Américains, faisant une entrée bruyante, le restaurant se trouva soudain rempli de tumulte. La jeune bonne débutante, déjà fort en peine avec un service normal, en laissa tomber le contenu d'une saucière sur le plastron d'un monsieur très décoré :
- Oh ! la maladroite ! ne put s'empêcher de dire Lucienne. On n'a pas idée de tenir les assiettes comme elle le fait ! Si elle paie la casse, elle risque fort d'être ruinée avant la fin de la semaine...
Par un comble de malchance, il n'y avait jamais eu semblable affluence. On devait installer des chaises sur le côté des tables, dans l'espace réservé habituellement au passage.
- Voilà le canard à la rouennaise. Sentez comme il est parfumé...
Lucienne répondait : "Oui, il est admirable !" Mais sa pensée était ailleurs. Elle suivait chacun des gestes de sa remplaçante. Elle voyait venir de loin les gaffes que celle-ci commettait :
-Elle pose la soupière sur une croûte de pain. Le potage va éclabousser... Elle néglige de changer les couverts, le client va se plaindre... Bon ! elle sert au n°4 ce qui lui a été commandé par l'as... On lui réclame du sel, elle apporte du pain !...
- Prend cette aiguillette, lui disait son mari, et mange. C'est vraiment exquis !
- Non. Ça me coupe l'appétit de voir un service fait comme celui-là.
- Pourtant, ce repas que tu attendais comme une fête...
- Il m'est gâché par cette maladroite...
- Je regrette que, pour notre premier dîner, tu ne sois pas davantage avec moi..
- Ne m'en veux pas, c'est nerveux !...
Les clients commençaient à protester. Un monsieur s'était levé. Jetant son assiette au comptoir, i appelait le patron. Jamais, dans l'établissement, on n'avait vu pareil scandale :
- Sers-toi, insistait Michel.
- Non. J'y vais...
Lucienne s'élançait vers la table en désordre.
En trois gestes, elle rétablit le couvert du dîneur mécontent. Il désirait de l'eau, elle posa devant lui une carafe glacée. Il réclamait son plat, elle le lui apporta cuit à point avec le beurre qui grésillait encore.
On se doute bien qu'après cet exploit, il lui fut impossible de regagner sa place. Tout le monde la réclama :
- Par ici, mademoiselle !
Ceux qui avaient remarqué les fleurs d'oranger qu'elle gardait dans ses cheveux l'appelaient : madame !
Elle répondit aux désirs de chacun avec un zèle infatigable.
Seul, à sa table, son mari se morfondait :
Seul, à sa table, son mari se morfondait :
- J'ai fini le canard...
- Demande le foie gras...
- Et toi ?
- Je n'ai pas faim !...
Dans le mouvement de son service intense, elle pouvait juste jeter des mots en passant près de Michel :
- La glace fond, prononçait avec désespoir celui-ci.
- Tant pis !...
Et un instant après :
- Nous serons en retard au théâtre...
- Quitter mon patron un soir comme celui-ci, serait déserter...
Jusqu'à dix heures et demie, Lucienne fut retenue. Étrange dîner de noces ! Du repas magnifique qu'elle avait rêvé, elle ne goûta rien. Elle partit néanmoins contente. Elle avait sauvé la réputation de son restaurant.
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Albert Acremant.