Victor (par Bernard Gervaise)

Publié le par Michel Le Fouineur

A onze heures du soir, il y a encore des clients en nombre inusité au Café du Commerce.
A la table n° 1, il y en a eux qui jouent au jacquet ; à la table n° 2, il y en a deux autres qui jouent aux échecs ; à la trois, il n'y en a qu'un, il est vrai, un monsieur occupé à lire le Bottin, mais, à la suivante, ils sont quatre, quatre politiciens recherchant entre eux les moyens propres à renverser le ministère.
Enfin, la table n° 5 est occupée par un autre solitaire, gros buveur de bière qui ne s'en va jamais avant d'avoir entassé devant lui les douze soucoupes de ses douze "demis" quotidiens.
Cela fiat dix clients en tout ; aussi, Victor, le garçon, est-il bien triste. Infortunée victime des vices d'autrui, il est là depuis le matin, dans une atmosphère épaisse et tellement enfumée que des harengs saurs eux-même se laisseraient mourir plutôt que d'en respirer la moindre parcelle.
Il est là depuis le matin et, tel un capitaine à bord de son navire, il ne devra quitter l'établissement qu'après le départ de son dernier client.
Peut-être sera-t-il mort auparavant, terrassé par l'asphyxie.
Maintenant, il est onze heures vingt au Café du Commerce (ailleurs aussi sans doute). Il est onze heures vingt et l'atmosphère est encore plus épaisse et fumeuse que tout à l'heure.
Cela tient peut-être à ce que les joueurs de jacquet viennent de partir ; il ne reste plus que huit clients au lieu de dix pour absorber la fumée.
Peut-être aussi cela tient-il à autre chose.
Quoi qu'il en soit, Victor, le pauvre garçon, est de plus en plus triste ; les huit derniers consommateurs ne paraissent pas disposés à s'en aller. Les deux joueurs d'échec remuent leurs pièces avec une sage circonspection, les quatre hommes politiques s'embourbent dans des combinaisons sans issue, l'amateur de bière entame seulement son septième demi et le monsieur au Bottin n'en est qu'à la page 1274.
Minuit. L'atmosphère du "Café du Commerce" est épaisse comme ça...
La tristesse de Victor s'est peu à peu transformée en impatience, puis en révolte.
Comprenant que jamais les huit consommateurs ne quitteraient leurs tables si on ne les aidait pas un peu, il s'est d'abord attaqué aux joueurs d'échec.
Allant rapidement de l'un à l'autre, il leur dit :
- A la place de monsieur, j'avancerais mon fou.
Ou :
- Si monsieur voulait m'écouter, il pousserait sa tour.
Ou toute autre chose qui lui venait à l'esprit, si bien qu'en cinq minutes, la partie a pris fin le plus normalement du monde : l'un des deux joueurs ayant gagné, l'autre ayant perdu.
Ensuite, reportant ses efforts ailleurs, il s'est immiscé dans la conversation des politiciens, et cela, avec tant d'habileté que, peu après, tous les quatre échangeaient de mortelles injures et se séparaient fâchés à jamais.
Alors Victor a pu s'occuper du buveur solitaire : avec lui, cela va tout seul. Il lui a suffi de profiter de quelque distraction du client pour enrichir sa pile de soucoupes d'une unité ou deux.
Grâce à cet innocent stratagème, la pile avait rapidement atteint une hauteur suffisante et le monsieur s'en va, fier de lui et complètement désaltéré.
Maintenant, il ne reste plus au "Café du Commerce" que le client ami de la lecture.
Dès qu'il aura fini son Bottin, Victor pourra s'en aller.
Minuit et demi. Le client du Bottin est parti. Par exemple, Victor a eu du mal, le pauvre garçon. Pour faire comprendre à ce monsieur toute l'indiscrétion de sa présence attardée, il a dû faire devant lui la toilette de nuit de l'établissement, arroser, balayer, poser les chaises sur les tables et éteindre un à un tous les becs de gaz...
Enfin, à présent, il est libre, Victor, le pauvre garçon. Après tant d'heures passées dans l'atmosphère malsaine du Café du Commerce, il a enfin le droit d'aller respirer l'air pur de la liberté.
Sa figure, qui a été tour à tour triste, impatiente et révoltée, se colore maintenant d'une teinte joyeuse. Allégrement, il quitte son tablier, ferme les portes et sort d'un pas vif...
Et la minute d'après, ayant traversé la rue, il pénètre au Café de la Poste qui, lui, reste ouvert jusqu'à deux heures, et où trois joyeux lurons l'attendent pour la petite manille de tous les soirs.
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(Bernard Gervaise)
 

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