Le mystère Tintin.

Publié le par Michel Le Fouineur

Ce 22 mai 2007, Fanny Rodwell, seconde épouse d'Hergé, le créateur de Tintin, a posé la première pierre du musée qui lui est dédié à Louvain-la-Neuve. Cent ans après la naissance de l'artiste, les albums du petit reporter connaissent un succès étonnant, de Paris à Shangai. Par quel mystère ? Enquête à Bruxelles, la ville natale de Tintin.
C'est là, dans ce petit immeuble de pierre tendre, sur l'avenue Louise, à Bruxelles, qu'Hergé avait installé son studio. Avec lui, l'interviewer devenait l'arroseur arrosé. Hergé l'écoutait de tout son être, puis très vite, c'est lui qui posait les questions : "Comment Tintin, un petit Belge né de l'imagination d'un Occidental, peut-il toucher un petit bonhomme de New-Delhi (Inde) ?" interrogeait-il de sa voix douce. C'était en 1979.
S'il n'avait pas disparu en 1983, Hergé aurait eu 100 ans le 22 mai 2007. Et son étonnement n'aurait fait que croître. Voilà 28 ans que le globe-trotter n'a pas vécu de nouvelles aventures (Hergé ne souhaitait pas qu'il soir repris par un autre), que la télévision, Internet et quantité d'albums de bandes dessinées offrent sans cesse de nouvelles évasions. Or, les trois quarts des foyers français possédent au moins un album de Tintin à la maison ! Il s'en vend en moyenne 2,5 millions d'exemplaires par an et bien plus encore lorsqu'un dessin animé (comme celui diffusé sur Canal+, au début des années 1990) vient raviver la flamme. Total des albums vendus depuis que le garçon à la houppe a pris le train Bruxelles-Moscou, en 1929, pour un reportage au "pays des Soviets" ? "200 millions", répond Etienne Pollet, éditeur chez Casterman.
Officiellement présent en Chine depuis 2001, Tintin y atteint déjà les deux millions d'exemplaires. Statuettes fétiches sur les marchés africains de Kinshasa ou d'Abidjan ; verres peints s'inspirant de Tintin, au Vietnam ; enseignes à l'honneur du "petit Belge", au Népal et en Thaïlande... L'interrogation d'Hergé demeure d'actualité : comment Tintin parvient-il à séduire des cultures aussi dissemblables ? L'immeuble de l'avenue Louise, où Hergé dessinait Tintin, abrite désormais les sociétés Moulinsart S.A. et Studio Hergé, créées par Fanny et Nick Rodwell pour mettre en valeur et "défendre" le patrimoine de l'artiste défunt. Une affaire qui tourne : archivage, expositions, publication d'ouvrages, vente de droits de reproduction et d'objets dérivés destinés aux collectionneurs fortunés (statuettes de Tintin, fusées de On a marché sur la Lune...). Le patron, Nick Rodwell, multiplie les contacts en Chine, au Japon et en Inde.
"Il n'y a pas d'empire Tintin !" affirment cependant deux de ses collaborateurs, Marcel Wilmet et Charles Dierick, chargés de coordonner les manifestations du centenaire et de concevoir le futur musée Hergé. "Nous formons une petite entreprise d'une soixantaine de personnes, c'est tout."
A l'évidence, leur activité ne suffit pas à expliquer le succès posthume de Tintin, notamment en Chine. Responsable des objets dérivés à Moulinsart S.A., Tchang Yifei dit "Fifi" est la fille du sculpteur chinois Tchang Tchong Jen, qui fut l'ami et le conseiller d'Hergé, en 1934-35, pour la réalisation du Lotus Bleu. Elle avance une autre hypothèse quant au succès de Tintin en Chine. "Le respect de l'autre, le combat pour la justice, cela reste très actuel. Il y a, dans l'oeuvre d'Hergé, quelque chose de profondément humain. Les jeunes Chinois vivent aujourd'hui dans une société vouée à la consommation, où les liens sont commandés par l' intérêt.Du coup, ils ne sont pas sûrs que l'amitié existe vraiment. L'amitié célébrée dans Tintin leur montre sue oui."
Tchang, un catholique fervent, élevé par les jésuites de Shanghaï, est venu étudier la sculpture à Bruxelles. Hergé et lui ont tous deux 27 ans. Tchang initie Hergé à l'art et aux philosophies orientales. Il lui donne le goût de l'autre et de la documentation. Grâce à lui, Hergé délaisse le monde enfantin de ses premiers albums et prend son oeuvre au sérieux. Par amitié, par gratitude, il fait de Tchang un héros de papier, ami et initiateur d'un Tintin antiraciste ; non, les Chinois ne portent pas de natte, non, ils ne jettent pas leurs bébés dans les rivières !
''Hergé avait coutume de dire que mon père lui avait apporté l'os et le vent, raconte Fifi. L'os d'un dessin clair et précis. Le vent d'une fenêtre ouverte sur les cultures étrangères, capable de balayer tous les préjugés." Cloîtré par le régime communiste, persécuté par les Gardes rouges, le véritable Tchang ne reverra Hergé qu'en 1981, après quarante-six ans de séparation, lors de retrouvailles qui prendront un tour quasi officiel. "On ne savait plus si c'était le personnage de papier ou la personne réelle qde Tchang qui revenait au grand jour, se souvient sa fille. Hergé a été capable de créer des mythes aussi forts que la réalité. Ses  personnages, ses objets, sont si vivants, si authentiques, qu'ils semblent sortir du papier..."
Loin de Moulinsart S.A. - et souvent en opposition à cet "empire" parfois considéré comme hégémonique -, des adorateurs de l'oeuvre d'Hergé se retrouvent au sein des "Amis de Hergé", une association mondiale de 1300 membres, dirigée par un humoriste belge : Stéphane Steeman, 74 ans. La villa de ce collectionneur insatiable, à Bruxelles, est tapissée d'objets fétiches - statuettes, fusées autos, avions, originaux dédicacés... - apportant la preuve vivante qu'Hergé a su bâtir un monde attirant, dans lequel on peut s'enfouir. "Quand j'étais petit, dit-il, Tintin c'était ma famille, Moulinsart, mon château ! J'avais d'autant plus l'impression que ce petit monde m'appartenait en propre que mes parents étaient divorcés."
Cet enfouissement dans un univers refuge, bien des amateurs l'ont vécu à leur manière. "Tintin m'a plu pour deux raisons, témoigne Philipe Goddin, 62 ans. D'abord, il a quelque chose de rassurant. On sait qui sont les bons et les méchants, qui va gagner. Ensuite, ses aventures sont pleines de cauchemars et d'images traumatisantes qui permettent de cristalliser nos angoisses : pensez à la momie de Rascar Capac qui disparait dans un tourbillon de foudre !" explique cet ancien prof de dessin devenu "hergéologue", qui prépare une nouvelle biographie du maître.
Pourtant, souligne Benoït Peeters, scénariste de BD, l'un des tintinologues les plus avertis, "Tintin est un vide, une abstraction. C'est le masque que le lecteur enfile pour s'introduire dans l'histoire". Caractéristique étonnante : le masque peut être enfilé à tout âge. "Quand j'ai un peu de stress, je me replonge dans les albums. J'y découvre des choses jamais vues, comme le personnage deSéraphin Lampion", confesse Guy Desicy, 83 ans. Ce petit homme énergique et doux, est pourtant loin d'être un néophyte. Il rencontre Hergé à l'âge de 12 ans, dans un cercle d'artistes et d'écrivains catholiques. Après guerre, il devient son coloriste et couvre d'un "bleu joyeux" le pull de Tintin. De cette amitié de quarante-six ans, il ne garde cependant pas de souvenirs précis : "Plutôt une façon d'être, une relation d'écoute, une complicité sur les mêmes valeurs : authenticité, amour de la beauté, de la nature, faculté d'émerveillement."
Derrière Hergé et son allure de "chic type", les tintinologues ont détecté une autre réalité, plus complexe : "Peu à peu, raconte Benoït Peeters, il crée autour de Tintin tout un monde de personnages étranges : haddock, avec ses insultes et son penchant pour la boisson, les Dupondt et leur bêtise, Tournesol avec sa surdité et ses lubies, la Castafiore, une caricature de féminité qu'Hergé va peu à peu humaniser. Ces compagnons déjantés, parfois jusqu'au délire, menacent de faire dérailler l'histoire, alors que Tintin, lui, s'efforce d'en conserver le fil... Ils forment un curieux club de célibataires, ils ont des doutes, des fantasmes, des manies parfois inquiétantes. Le monde de Tintin n'a rien de lisse ni de naïf. Il s'agit bien, comme les grands contes de fées, d'un univers adulte. Ce qui permet de le relire à tout âge."
Parmi les secrets d'Hergé, il en est un autre, que les tintinologues évoquent plus rarement : le talent. "Dans le cadrage, le rythme, le découpage, Hergé ne commet jamais d'erreur ! " lance le dessinateur de BD François Schuiten, 50 ans, dans son atelier perché au sommet de sa maison bruxelloise. Il extrait sa grande silhouette de la table à dessin et saisit Le Crabe aux pinces d'or, version noir et blanc : "Son dessin est là pour dire l'essentiel. Il est tout entier au service de la narration. C'est un horloger du récit qui fait tourner ensemble de multiples petits rouages, sans que cela ne sente jamais la sueur. Comme un radar, il capte les rêves et les mythes de son temps. Ses thèmes sont universels : l'amitié, la guerre, les sectes, la science, les voyages, la folie... En un mot : il a la grâce. Et puis, un jour, il ne sait plus comment faire Tintin. La grâce est partie et, quelques années avant sa mort, il s'arrête. Cela prouve qu'il ne joue pas, qu'il est en symbiose avec ce qu'il fait. Pourquoi son oeuvre reste-t-elle aussi moderne ? Pas sûr que je puisse répondre à cette question. Ni vous non plus, d'ailleurs. C'est le résultat d'une alchimie entre une époque, un homme, un talent. Sinon, on serait tous capables de faire Tintin. Avez-vous tenté de le dessiner ?"
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Philippe Demenet ; Pélerin n° 6494 du 17 mai 2007)

Publié dans bandes dessinées

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