Alsace - Au coeur du mont Sainte-Odile.

Publié le par Michel Le Fouineur

En 1903, Maurice Barrés se retire en Alsace pour travailler à l'écriture d'une troisième trilogie, "Les bastions de l'Est". A l'automne, il foule les sentiers tortueux du mont Sainte-Odile, qui lui inspirent de magnifiques pages sur son attachement à sa région, à ses racines.

¤¤¤¤¤

"L'étranger qui parcours la plaine d'Alsace, entre Mulhouse et Saverne, instinctivement tourne les yeux vers les innombrables châteaux du Moyen Âge, qui, par-dessus la chaîne basse des vignobles, hérissent les sommets des Vosges. (...) Entre nous, la montagne de Sainte-Odile, avec ses nombreux châteaux, ses souvenirs druidiques ou romains, et son couvent, est le site le plus mémorable. L'Odile historique naquit du duc d'Alsace, Alderic, qui, dans la seconde moitié du VIIe siècle, administrait notre terre pour le compte des Mérovingiens. Il était attaché à la famille des Pépins, grands propriétaires entre la Meuse et la Moselle et qui bientôt allaient donner la dynastie des Carolingiens (...) A la suite de divergences politiques, Adalric martyrisa saint Léger et saint Germain. Au reste, bon chrétien, il eut des remords et bâtit le couvent expiatoire, dont sa fille Odile fut la première abbesse.
Le mont Sainte-Odile est, avec la cathédrale de Strasbourg, le plus fameux monument du pays. Et si l'on veut prendre en considération que son mystérieux "mur païen" fut construit par une peuplade qui venait de bâtir Metz, on admettra que ce site fameux préside l'ensemble du territoire annexé, je ne pensais point que je pusse trouver une retraite plus convenable pour mettre en oeuvre mes notes de Lindre-Basse et de Strasbourg. J'avais recueilli des documents qui nous montrent notre génie français et latin refoulé par le génie germanique ; j'étais préoccupé d'en tirer une moralité alsacienne et lorraine. Pour juger des institutions allemandes en Alsace et en Lorraine, il faut d'abord que nous nous fixions dans un parti pris sue le rôle historique de ces deux marches de l'Est ; il faut que nous reconnaissions ce que cette vallée rhénane renferme de permanent et qu'il s'agit de maintenir. Sainte-Odile est le vrai sommet, d'où l'on peut sentir et comprendre avec amitié la continuité de l'Alsace et du pays messin (...)
C'est avec amour et confiance qu'à chaque visite je me promène sur la forte montagne. Il n'en va pas de même ailleurs.
Ailleurs, qu'un oiseau donne un coup de sifflet, qu'autour de moi les mouches accentuent leur bourdonnement, que les aiguilles de sapin miroitent au soleil,, c'en est assez, ma vie fermente, je souffre d'une sorte d'exil. Je regrette ma demeure, mes pairs et toutes mes activités. (...) Sainte-Odile, au contraire, me semble l'un de mes cadres naturels et je foule, infatigable, les sentiers de ma sainte montagne en me chantant le psaume qui m'exalte :
"Je suis une des feuilles éphémères qui, par milliards sur les Vosges, chaque automne, pourrit, et dans cette brève minute où l'arbre de vie me soutient contre l'effort des vents et des pluies, je me connais comme un effet de toutes les saisons qui moururent."
A Sainte-Odile, sur la terre de mes morts, je m'engage aux profondeurs. Ici, je cesse d'être un badaud. Quand je ramasse ma raison dans ce cercle auquel je suis prédestiné, je multiplie mes faibles puissances par des puissances collectives, et mon coeur qui s'épanouit devient le point sensible d'une longue nation.
Je m'enfonce dans ce paysage, je m'oblige à le comprendre, à le sentir : c'est pour mieux posséder mon âme. Ici, je goûte mon plaisir et j'accomplirai mon devoir. C'est ici l'un de mes postes où nul ne peut me suppléer. A travers la grande forêt sombre, un chant vosgien se lève, mêlé d'Alsace et de Lorraine. Il renseigne la France sur les chances qu'elle a de durer.
Le soir de mon arrivée, sous la pluie qui tout le jour ne s'était pas interrompue, une petite soeur des Pauvres traversait la grande cour du monastère, au point où la porte cintrée s'ouvre sur la forêt. Cette cornette et l'inconfort général donnent un style monastique à ces dépendances qu'ennoblissent de sombres tilleuls.
Sans doute, au grand jour, Sainte-Odile n'est plus qu'une grande hôtellerie tenue par les petites soeurs des Pauvres. Le monastère a perdu sa règle et le cloître sa solitude. Mais de l'ensemble se dégage une magistrale leçon de continuité. Il y a la stèle du XIIe siècle, encastrée dans un mur du cloître ; il y a, dans la chapelle, les reliques de sainte Odile, que la critique la plus scrupuleuse tient pour authentiques ; il y a, sous les murs du monastère, comme le panier de son sous la guillotine, l'étroit cimetière des nonnes anonymes. Et le spectacle le plus instructif, c'est tout au fond des corridors, quand on débouche dans un étroit potager. Seul un muret nous sépare de l'abîme. Sur la pointe du rocher plat, où repose depuis quatorze siècles l'audacieuse construction, cet humble jardin de légumes, semblable à un éperon, domine la cime des plus hauts sapins. Ici, d'innombrables générations sont venues admirer ce qui ne meurt pas : la magnifique Alsace."
¤¤¤¤¤
(source : Pélerin n°6502 du 12 juillet 2007)

Publié dans patrimoine

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article