Le collier de la reine (par Jean Bonot)
(Petit conte pour l'épiphanie)
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- Si tu m'aimais, Agénor...
- Que ferais-je, Célestine ?
- Tu inviterais ton patron à tirer les rois avec nous.
- M. Mac Smithson ? tu es folle !
- Pourquoi ?
- Parce qu'il est riche à millions.
- S'il était purée comme toi, il ne m'intéresserait pas.
- J'avoue, ma chère, que je ne comprends pas ce désir, plutôt dangereux, de recevoir à notre table le directeur général de la Chicago Universal Bank !
- Dieu que les hommes sont donc bornés et égoïstes !... Si j'invite ton Smithson, tu dois bien penser que j'ai mon plan et que j'entends bien tirer quelque chose de lui.
- Quoi donc ?
- Un collier de perles !... Je suis sûre qu'il me l'offrira s'il accepte de prendre part à la fête que je projette.
- Comment cela ?
- Rien de plus simple : au dessert, on apporte la galette ; je glisse la fève à Smithson, il me choisit pour reine... et il m'offre un collier. Voilà.
- On peut toujours essayer, acquiesça Agénor... mais cela coûtera chaud !...
Lors donc, le dimanche suivant, autour de la table fleurie, un confortable déjeuner réunissait, chez les Flipard, l'opulent Mac Smithson, la vieille tante Léocadie, flanquée de sa chienne Bobette, et les cousins Balochard avec leur petit Ernest.
Les services se succédèrent dans une atmosphère de liesse et de franche cordialité.
Mac Smithson, simple et bon enfant, avait un mot aimable pour chacun, accueillait d'un rire jovial les facéties de Balochard, flattait, d'une main baguée d'or, la tête blanche de Bobette, et, comme il 'était point sec, levait allègrement le coude.
Au moment du fricandeau, il avait gagné tous les coeurs.
Enfin, la galette parut, dorée, boursouflée, odorante.
- Nous allons tirer les rois, annonça Flipard, solennel...
- Ah ! déclara l'Américain, je suis vraiment curieux de voir comment la chose se pratique !
- Rien de plus simple, monsieur Smithson ; celui à qui échoit la fève ou la petite poupée dissimulée dans le gâteau, devient le roi de la fête.
- Yes... et que fait-il, le roi ?
- Il doit choisir une reine.
- Yes... et que fait-il avec ?
- Il l'embrasse, si ça lui chante...
- Et il lui offre un cadeau, généralement un collier, souffla la tante Léocadie, à qui sa nièce avait fait la leçon.
- Bon, j'ai tout à fait bien compris.
Alors, le jeune Balochard, que l'on avait, au préalable, secrètement chapitré, fut chargé de répartir, de sa menotte immaculée, les huit tranches de galette...
La dernière, qui était la bonne, fut attribuée à Mac Smithson.
Tout allait donc pour le mieux... Déjà, émue et rougissante, Mme Flipard s'apprêtait à recevoir de son galant voisin, le baiser qui la ferait reine, lorsque d'un ton désolé l'Américain s'écria...
- Il y a maldonne, messieurs, dames !... on a oublié la petite chienne.
Et, rompant d'un geste preste sa portion de galette, il en tendit la moitié au quadrupède qui s'éclipsa ravi et la queue en trompette.
Mais, d'un bond, Smithson se leva et sa poigne vigoureuse ayant, par la peau du col, soulevé la pauvre Bobette, il extirpa de son gosier, où il s'était engagé, un minuscule baigneur. Puis il s'écria :
- Vive la reine !... C'est Bobette, qui est reine ! C'est bien ! que l'on apporte du champagne !... et comme je suis un gentleman, demain, j'offrirais à la reine un collier, un joli collier, avec un grelot !
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Jean Bonot.