Histoire d'un homme trop courtois (par Gabriel Timmory)
Les plus précieuses qualités peuvent conduire un homme à sa perte.
A preuve l'affligeante histoire de M. de Guerlac : célibataire et riche, il donnait, dans son hôtel de l'avenue d'Iéna, des fêtes magnifiques ; mais ce que l'on appréciait dans ces réunions au moins autant que leur splendeur, c'était l'exquise courtoisie du maître de la maison. Il savait trouver pour ses invités le mot qui leur allait au coeur, s'inquiétant de leur santé avec sollicitude, comme si sa propre vie eût été en cause, de leur famille comme si elle eût été la sienne, de leur carrière comme si sa fortune eût dépendu de leur réussite ; parce qu'ils avaient accepté de prendre leur part des plaisirs dont il comblait ses hôtes, on eût juré, à l'entendre, qu'il demeurait leur éternel obligé !
Hélas ! Les libéralités de M. de Guerlac dépassaient ses ressources ; pour rétablir l'équilibre de son budget, il se lança dans des spéculations hasardeuses, qui consommèrent sa ruine totale. Réduit, du jour au lendemain, à la pénible nécessité de gagner sa vie, il dut choisir une profession, sans avoir jamais appris aucun métier.
Les quelques amis qui ne s'étaient pas détournés de lui, l'aidèrent à obtenir un poste de contrôleur dans les wagons de première classe du Métropolitain ; il s'acquitta de ses fonctions avec zèle, mais aussi avec une urbanité si contraire aux moeurs administratives qu'elle lui valut d'emblée de fort mauvaises notes ; il usait de tant de périphrases polies pour demander à un voyageur son ticket, qu'il poinçonnait à peine un ticket sur deux cents ; et, si, par hasard, il surprenait un fraudeur, il lui faisait remise du supplément, l'assurant que la Compagnie le tenait en trop grande estime pour lui réclamer des sommes dérisoires. La Compagnie ne tarda pas à se débarrasser de cet agent, qui marquait à la clientèle des égards trop onéreux.
Après une période de privations et de démarches, toujours grâce aux appuis qu'il conservait, M. de Guerlac se vit octroyer un emploi délicat auquel son éducation d'homme du monde le rendait spécialement apte : celui de maître de cérémonie dans les Pompes funèbres. En effet, il avait grande allure, avec son bicorne, son habit noir à larges manchettes empesées et ses souliers à boucles.
Malheureusement, la première fois qu'ainsi accoutré il exerça son office dans un hôtel particulier des environs de la place de l'Etoile, une étrange hallucination lui troubla l'esprit : il s'imagina, que revenu à son ancienne splendeur, il donnait une fête et il reçut les personnes qui rendaient leurs devoirs au défunt avec la même bonne grâce dont il accueillait naguère ses invités :
- Ravi de vous voir... Comme c'est aimable à vous d'être des nôtres... J'espère que vous vous amuserez... Vous êtes ici chez vous...
Et il serrait des mains, et il prodiquait des sourires. On se plaignit : il fut révoqué.
M. de Guerlac connut, dès lors, les pires déchéances ; il vécut d'aumônes, puis d'expédients : c'est ainsi que les circonstances le conduisirent, un soir, chez une vieille rentière ; il s'excusa de solliciter d'elle de l'argent sans lui avoir été présenté ; fort incivilement, elle le somma de déguerpir : là-dessus, il l'étrangla, après s'être ganté, par déférence.
Cette affaire valut à M. de Guerlac bien des tracas : non seulement il fut condamné à mort par la cour d'assises, mais il se vit refuser la faveur de subir sa peine en tenue de cérémonie.
En attendant l'heure d'expier, il resta prostré, dans sa cellule, déjà détaché d'un monde où l'on se souciait si peu de la correction. L'ultime toilette ne le tira pas de son indifférence. Mais, au dernier moment, il retrouva ses habitudes de courtoisie.
Comme l'exécuteur le poussait vers la guillotine, il essaya, dans un sursaut, de se dérober :
- Je n'en ferai rien, balbutia-t-il... Après vous, je vous en prie...
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Gabriel Timmory.