La tragique expérience (par H. De Fels) - 2/2 ; suite et fin.

Publié le par Michel Le Fouineur

Le cabinet du docteur était une vaste pièce dont les deux larges fenêtres donnaient sur la cour intérieure du château. Une tapisserie d'andrinople rouge recouvrait les murs sur lesquels s'étalaient des panoplies d'armes rares. Aux quatre angles, se dressaient, entières, des armures damasquinées. Deux vieux bahuts de bois noir contre les plinthes, un large bureau au centre complétaient l'ameublement. Une hache sarrasine, l'instrument du crime, manquait à l'une des panoplies. Le corps du docteur, replié sur lui-même, dans une mare de sang, s'appuyait au socle d'une armure. Il avait, sans doute, été attaqué alors qu'il écrivait à son bureau, ce qu'indiquaient son fauteuil renversé et un manuscrit dont la dernière phrase était inachevée. Les deux domestiques noirs du docteur furent interrogés ; ils ne savaient rien, mais on lut le manuscrit qui contenait des notes hâtives, datée chacune.
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13 août - Si l'on place les hommes d'aujourd'hui dans des circonstances identiques à celles qu'eurent à subir leurs ancêtres, on retrouve chez eux, malgré les différences de temps et de civilisation, les mêmes réactions, les mêmes violences, les mêmes passions. La démonstration est aisée. Le ménage Jean-Pierre Toulas me la fournirait dans ce château. Ils sont beaux tous les deux, également racés, trop racés pour des paysans. Mes recherches dans les archives m'incitent à croire, d'ailleurs, que tous deux descendent, à des générations différentes, des seigneurs de Virepierre. Ils possèdent une vague ressemblance avec les portraits de famille du grand salon.
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14 août - La jeune Mireille est de celles qui passeraient volontier un brillant à leur doigt. Elle est curieuse, en outre ; comme je l'ai rencontrée devant l'allée de platanes, je lui ais proposé une visite du château. Elle a accepté et elle a été éblouie de toutes les anciennes choses d'art qu'il a conservées. Je ne lui ai cependant montré que mon cabinet de travail, d'une tenue bien sévère pour une jeune femme, la galerie, où je convie parfois le notaire et ce stupide médecin à prendre le porto, et le petit salon qui lui fait suite, boudoir tapissé d'une vieille toile de Jouy et dont les meubles, recouverts de même étoffe, ont tant de légèreté et de grâce.
Pour une paysanne, elle parait assez sensible à ce qui est délicat et beau. Bien que je l'aie vue au milieu de tout cela en tablier rose à bavette, recouvrant une humble robe, je crois qu'elle ne déparerait pas mes collections d'objets rares, que ce cou gracieux, ce visage aux inflexions harmonieuses renouerait agréablement le passé au présent, la fille du métayer aux nobles dames d'autrefois qui, dans leurs cadres d'or, peuplent mes appartements du donjon et dont la toile a conservé jusqu'à moi les charmes qui les firent aimer.
J'ai convaincu Mireille de ne rien dire de sa venue ici, sauf à son mari. On jaserait.
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16 août - Seconde visite de ma charmante paysanne. Alors que j'allais sortir de chez moi, je l'ai aperçue cueillant des coquelicots dans le champ qui avoisine mon entrée. Peut-être m'attendait-elle ? Elle n'avait pas mis de tablier, cette fois, mais portait une petite jupe blanche et, sur la tête, une coiffe, blanche également, très allongée sur le devant. Au fond de ce fourreau, à l'abri de la lumière trop éclatante, souriait toute la jeunesse de son joli visage. Elle a rougi en me voyant :
- Je suis sur votre bien. Vous ne m'en voulez pas de me faire une corbeille avec vos fleurs ?
Personne ne paraissait à l'entour. Je l'ai priée d'entrer. Mais à peine étions-nous dans mon cabinet que le phaéton poussif du médecin passait la poterne. J'ai mené rapidement Mireille, par le petit escalier, dans le jardin qui, derrière mon corps de logis, s'étend jusqu'au donjon.
- Les fleurs ne manquent pas ici. Cueillez, lui dis-je, cueillez à loisir.
Et j'ai reçu le médecin venu m'entretenir de la couleur singulière qu'a prise l'abcès dont souffre, à la cuisse, l'épicier du pays. Il n'en finit plus, l'animal. Enfin, il s'en va ; je puis aller retrouver Mireille, qui a profité de mon absence pour moissonner deux gerbes de roses rouges qui encombrent ses bras. Je lui désigne du doigt le donjon :
- Si vous êtes discrète, la prochaine fois que vous viendrez ici, je vous dirai quel secret intéressant pour vous enferme cette vieille bâtisse au toit pointu.
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18 août - Mireille est revenue. Je lui ai fait entendre qu'il s'en était fallu de peu que tant de merveilles lui fussent dues de droit, par voie d'héritage. Elle est restée interdite. Elle a ensuite compris, par mes paroles cependant réticentes, que, moi, vieux célibataire, ne savait encore à qui léguer propriété et fortune. Mais elle a craint de mauvais desseins de ma part. J'ai dissipé en partie ses craintes en lui proposant de venir habiter ici avec son mari ; mais de n'en rien dire au village, car je hais les bavardages.
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20 août - Jean-Pierre accompagne aujourd'hui sa femme. A lui aussi, je révèle qu'il a possédé un ancêtre parmi les personnages à perruque et à cuirasse qui décorent les murs de Virepierre. J'ai intercepté un regard entre lui et Mireille ; tous deux pensent entreprendre le siège d'un vieillard à héritage.
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31 août - Ils sont arrivés, cette nuit, à Virepierre, n'apportant à peu près rien avec eux, ainsi que je leur avais recommandé, ayant fermé leur maison sans y rien déranger. L'intérêt qui les guide les a rendus muets envers les tiers. Ici, je n'ai rien à craindre des deux valets noirs que j'ai ramenés de mes voyages sur la côte des Somalis. Ils sont plus dévoués que des chiens, puisque ceux-ci, parfois aboient et se montrent ainsi indiscrets, tandis qu'eux... je suis certain de leur silence. J'ai mené mon couple de tourtereaux dans la chambre de la comtesse, au troisième étage du grand donjon, par le petit escalier en colimaçon. Je les précédais avec une lanterne sourde. Mireille a eu peur et bien plus encore quand je lui ai expliqué que dans cette même pièce, dans ce même grand lit à baldaquin, dont les rideaux sont soutenus, à droite et à gauche, par des amours joufflus et roses, le comte Louis de Virepierre et sa jeune femme avaient été étranglés, le 17 janvier 1790, à minuit, par un grossier paysan, sûr de l'impunité et férocement désireux d'acquérir leurs biens à bon marché. Mais, ensuite, elle a souri à la vue de tous ces objets rares et délicieux du XVIIIe siècle, les gravures de bergerie au murs, et surtout la coiffeuse en bois de rose sur laquelle s'alignent de si charmants instruments d'argent.
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1er septembre - Ce matin, j'ai fait visiter à Mireille et à Jean-Pierre leur domaine propre. Ils posséderont tout le donjon. Je prendrai mes repas avec eux dans la salle à manger du premier, qui tient toute la largeur du bâtiment, et dont les dressoirs, chargés de faïences anciennes et de vieille argenterie, ont laissé interdite la jeune femme. Lui, après avoir regardé cela de l'oeil d'un paysan qui estime un champ, n'a pas pu s'empêcher d'affirmer :
- Sûr, en voilà pour de l'argent !
Il se fera vite à la richesse.
Ils n'osaient pas entrer dans le grand salon du second. Les ancêtres de Virepierre, accrochés aux murs, les impressionnent et aussi les hauts fauteuils couverts de Gobelins que je leur destine cependant. Tous deux sont, il est vrai, encore vêtus en gens de campagne. A leur intention, j'ai fait venir une garde-robe complète, achetée pour lui au juger de sa taille. Elle a trouvé, avec une joie qu'elle n'a pas celée, tout ce qu'il fallait pour la parer et venant des meilleurs faiseurs. Le boudoir, à côté de sa chambre, où j'avais disposé moi-même ces trésors en étoffe, lui plaît, certes, plus que le reste du château. Ce boudoir contient, d'ailleurs, quantité de petits meubles délicieux de forme, inventée pour la joie des yeux féminins : bonheur du jour, table à broder, psyché, chaises basses et longues.
Le jardin qui entoure le donjon, sera la limite de leur territoire. Aucune fenêtre ne s'ouvre, sauf, pour chacune, un vasistas du haut.
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2 septembre - Ils se promènent de-ci de-là, timides, un peu inquiets, un peu effarés même. Quand ils m'aperçoivent, ils sourient, certes, mais sans franchise, et leur regard m'interroge. Ils se disent encore : "Que faisons-nous ici ?" S'ils se croient seuls, ils parlent tout bas et je fais, à coup sûr, les frais de leur conversation.
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3 septembre - Aujourd'hui, ils ont pris une attitude plus délibérée. Ils n'avancent plus à la manière des chats craignant à chaque foulée quelque embûche ; à ma première apparition, ils m'ont salué d'un "Bonjour, monsieur le docteur, très rassuré.
Ils ont dû définitivement conclure que j'étais un gâteux, dont l'héritage constituerait une affaire merveilleuse et valait bien le sacrifice de la liberté.
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4 septembre - Mes deux prisonniers ne s'ennuient pas, bien qu'ils sachent ne pas devoir se montrer à l'extérieur. Les murailles de ma Bastille ne leur paraissent pas celle d'une prison. J'ai toute une bibliothèque de romans d'aventures pour Jean-Pierre, qui a entrepris en outre, de fureter dans les pièces du château condamnées depuis longtemps. Et il y en a ! Mireille se satisfait des bibelots mis à sa disposition. Tous deux me prennent, de plus en plus, pour un doux maniaque.
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8 septembre - Robuste paysan, habitué aux durs labeurs, Jean-Pierre n'avait, d'abord, pénétré dans les vieilles salles à demi- ruinées que pour y chercher une occupation, un travail quelconque. Le poids de ses mains inactives lui semblait lourd. De fait, il ne manque pas ici de pierres à relever, de plafonds à soutenir, d murs à étayer. Il a évidemment voulu se mettre à la tâche et ce, sans que je m'y sois opposé ni que je l'y ai encouragé. Mais, sans doute, sous ses vêtements bourgeois, qu'il porte tous les jours maintenant, il se sent endimanché. Le marteau lui est bientôt tombé des doigts, et il ne monte plus sur l'échelle.
Son effort n'a abouti, en réalité, qu'a exhumer d'une sorte de caveau humide un billard vermoulu. Par miracle, le tapis n'est pas mangé des vers, si les pieds menacent de ne plus tenir longtemps. Il les a réparés fort proprement en moins de deux jours. Il aime le jeux de billard ; je n'y suis plus absolument novice? Nous ferons de longues parties. Je me suis absenté deux heures pour aller jusqu'à Avignon acheter des billes et des queues. A mon retour, j'ai trouvé Jean-Pierre et sa femme tenant salon, sans trop de gêne. Le noir qui surveillait pendant mon absence, n'a constaté aucune tentative de leur part de communiquer avec l'extérieur.
Mireille, en sa qualité de femme, s'adapte beaucoup plus vite que son mari.
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14 septembre - Mon homme a pris son parti de n'avoir rien à oeuvrer de ses deux mains. Il semble goûter peu à peu à la paix d'une existence où il n'y à qu'à laisser les jours s'écouler dans l'abondance, aux côtés d'une jolie compagne, dont le sourire enchanterait les rêves d'un prince. Il pourrait commander ici, s'il le voulait ; il n'ose encore ; il a pris cependant l'assurance de l'homme heureux. L'élégance de ses ancêtres lointains gagne de plus en plus sur la gaucherie qu'il me montrait, lors de son arrivée à Virepierre. Au cours de nos parties de billard, il a de suite compris que les plaisanteries appréciées dans le café de la localité n'étaient pas de mise ici. Il s'applique visiblement à se tenir, et ces paysans d'origine latine ont un singulier instinct de la mesure.
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30 octobre - L'acclimatation des hommes est plus rapide qu'on ne le pense lorsque les sujets ont été bien choisis. Dans leur désoeuvrement actuel, mon couple s'affine avec une étonnante rapidité. Jean-Pierre possède une jolie voix. Nous ferons de la musique. J'apprends à Mireille ses notes et des gammes. Assise au piano, elle a remarqué le portrait de la comtesse Louis de Virepierre, peinte devant son clavecin :
- N'est-ce point à elle que je ressemble ?
- Certes.
Aussitôt, nous cherchons auquel des ancêtres Jean-Pierre emprunta ses traits et nous trouvons le pastel d'un jeune cavalier : tête élégante sous la perruque à catogan, pourtant mâle au-dessus de sa cuirasse de Fontenoy.
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15 novembre - J'ai fait venir de Paris des costumes ressemblant à ceux des portraits auxquels ils croient ressembler. Jean-Pierre porte avec une étonnante noblesse la jaquette à la mode de Louis XV. Mireille est délicieusement aimable dans une robe à paniers, sous la grande perruque dont on aimait l'extravagance dans les jardins de Trianon. Elle apprend à se faire une mouche au coin des lèvres ou à la naissance de la gorge. C'est un jeu pour nos amoureux que ces déguisements. Ils se promènent, le soir, sur la terrasse qui servait, jadis, de chemin de ronde et simulent les amoureux d'autrefois, avec des mots tendres et de phrases qu'ils ont appris dans les livres. Au risque de sacrifier leurs intérêts, ils ne s'occupent plus guère de moi. Après l'hésitation des premiers jours, ils se croient les seigneurs. Je commets l'imprudence, une nuit, de pousser plus loin la comédie. Je fais atteler les deux chevaux à une vieille berline qui moisissait dans un hangar ; je m'habille en postillon et, fouette cocher, nous voici lancés dans la campagne qu'éclaire une lune de féerie. En rentrant par la roue des bords de Rhône, nous avons failli écraser une vieille femme. Elle bavardera.
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1er décembre - Elle a bavardé ; mais tous les gens du village croient qu'elle divague. Mes pensionnaires ne sont plus des paysans. Ce sont les maîtres du château où leur moindre désir s'accomplit ; ils ne pensent pas même à la liberté. J'ai l'air de l'intendant qui doit régir leurs biens et veiller à leurs plaisirs. J'ai agit comme il fallait pour en arriver là. J'ai rencontré, ce matin, sur la route, devant sa masure, à demi-ivre déjà, Lou Noirot :
- Tu n'as pas de travail, en ce moment ? Non, n'est-ce pas ? Pourquoi ne viendrais-tu pas au château accomplir les grosses besognes ? Tu auras de quoi manger et boire à ton aise.
Un large sourire a éclairé sa face noire de brute. Il est venu. Lui non plus ne sortira plus du château.
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2 décembre - J'ai expliqué à Lou Noirot que Jean-Pierre et Mireille étaient les seigneurs retrouvés du vieux donjon de Virepierre. Il m'a regardé ahuri, puis il m'a répondu :
- Il n'y a plus de seigneurs, au jour d'aujourd'hui.
- Possible, mais ce sont les maîtres d'ici, il faudra leur obéir.
Dans l'oeil de cette brute, pus d'étonnement, de la fureur ; mais Noirot sait qu'à l'office des bouteilles se trouvent à sa disposition, et il hausse simplement les épaules. Au reste, Jean-Pierre ne paraît pas le reconnaître, et Mireille pousse un cri peureux, lorsqu'elle le rencontre au détour d'un chemin, dans le jardin intérieur du château. Elle s'enfuit en laissant tomber les roses qu'elle vient de cueillir. Un regard bestial de Noirot la suit dans sa course.
J'ai installé le drôle tout en haut du donjon, sous le toit pointu, dans une pièce mansardée, éclairée seulement par des carreaux s'ouvrant bien au-dessus de la tête, dans le plafond.
Pour monter à son pigeonnier, il est obligé de passer par l'escalier qui dessert les appartements du jeune ménage. Il n'aime pas ce trajet, qui lui permet, par les portes entr'ouvertes, d'apercevoir tant de choses délicieuses dont le charme lui échappe. D'instinct, il les déteste. Quand il s'arrête aux paliers, pour regarder, il grogne, mâchonne une trivialité et parfois crache à terre. Cette ascension quotidienne stimule les sentiments bas, les rancoeurs de cet esprit trouble. L'espèce d'aisance qui lui est assurée ici, la certitude de bien manger, et surtout de bien boire, ne lui enlèvent rien de sa physionomie d'animal traqué et prêt à mordre. Que se passe-t-il dans cette cervelle ?
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6 décembre - Tout mon petit monde m'a semblé si bien installé dans sa vie présente que 'ai pu, sans danger, continuer à sortir de chez moi ainsi qu'autrefois. Les gens du village ne me considèrent donc comme pas plus original que devant. Mais il ne me fallait pas davantage abandonner mes relations avec le notaire et le médecin. Ils sont venus aujourd'hui prendre un biscuit trempé dans du porto.
Pour paraître élargir le cercle de es relations, j'avais même demandé au maire, qui est en même temps apothicaire, de se joindre à eux. Comme toujours, la réception eu lieu dans mon cabinet de travail et, de là, nous avons passé dans la galerie qui lui fait suite. Rien à craindre. Jean-Pierre et Mireille, ni non plus Lou Noirot, ne viennent jamais dans la cour d'entrée sur laquelle donnent les fenêtres.
La conversation est restée insipide. Elle a traîné sur l'état de santé dans la région. Mes trois invités se sont crus obligés de prendre des visages d'augures pour causer de faits insignifiant avec le châtelain. Tout à coup, toutes les nuances de l'étonnement ont défilé sur leur physionomie grave. Avait-on ouvert une fenêtre ? Les sons du piano de Mireille sont devenus perceptibles. Aucuns d'eux n'a osé interroger. Ils vont se figurer qu'un de mes noirs est mélomane !
Aucun autre incident n'a marqué leur visite.
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18 décembre - Jean-Pierre a entrepris de restaurer l'ancienne salle des gardes, fermée bien avant mon entrée en possession, et maintenant dans un état lamentable. Il se sert d'un de mes serviteurs et de Lou Noirot, qu'il commande avec une certaine insolence. Ce Noirot subit mal le joug ; mais, chaque soir, il a le droit de s'enivrer à son aise, et on ne lui demande de travail que lorsqu'il est remis de ses crises d'ivrognerie. Depuis qu'il est ici, en vase clos, sa fureur et son goût pour la révolte, quand il boit, s'adressent à des objets plus précis qu'au temps de sa liberté où il dispersait sa haine dans le vague. J'ai bien trouvé la sorte d'individu qui, aux heures louches, profite de l'anarchie générale pour l'assouvissement de ses propres passions.
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4 janvier - Mes amoureux sont charmants. Elle semble une reine habituée dès la naissance au raffinement de l'art. Lui a pris l'aisance du grand seigneur qui n'admet point la résistance à ses caprices. Pourquoi ne se méfie-t-il pas de Lou Noirot, dont la face masque mal les colères qui grondent ? Mais ce personnage sale, répugnant, se plie avec une étonnante souplesse aux fantaisies de Mireille qui l'utilise pour mille petits travaux ou commissions. Pour moi, il me considère comme le majordome, et, si je lui demande : "En cas de révolution, que ferais-tu ?" il me répond avec un éclair dans le regard : "Mon vieux, toi, tu me servirais le premier !"
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17 janvier - C'est la fête du village. Dans le voisinage, les enfants allument de bruyants pétards. Lou Noirot a bu peut-être plus que de coutume. J'ai dit aux domestiques de le laisser agir. Dans le salon, nous sommes réunis tous les trois. La grande lampe dressée sur le piano éclaire à demi la pièce, laissant dans l'ombre tous les portrais d'ancêtres qui méditent sur le passé et, peut-être, sur notre sort présent. Mireille a eu la fantaisie de mettre sa robe à paniers en l'honneur de la fête lointaine. Jean-Pierre a; lui aussi, son costume de comédie et sa perruque à catogan. Elle joue, la main légère, une ariette que j'ai pu déjà lui apprendre. Lui, chante les couplets qui ont pu jadis donner de la joie, mais qui, ce soir, sonnent tristement l'autrefois. Ils se sont souri longuement aux dernières notes. Moi, j'ai cru voir, collé contre les carreaux de la fenêtre, dans la pénombre, le visage de Lou Noirot. Comment a-t-il pu grimper jusqu'au balcon ? A 11 heures, le couple, à la grâce surannée, est monté dans la chambre. Moi, je suis resté à écouter la nuit et les derniers pétards brûlés par les gens de la fête. Tout à coup, j'ai entendu un pas dans l'escalier. Haletant, j'ouvre la porte.
Je ne me suis pas trompé. Lou Noirot est monté ; il tâtonne dans l'ombre, il a trouvé ; d'un coup violent, d'un seul, il enfonce la porte. Deux cris effroyables ! Je reste rivé au sol. L'on n'entend plus qu'une voix affolée de frayeur : celle de Mireille. Puis un silence sombre, enfin un hurlement de brute satisfaite :
- Ah ! Ah ! les beaux seigneurs !
Ce dut être ainsi le 17 janvier 1790. Mêmes circonstances ou presque, mêmes hommes. Maintenant me voici revenu à mon cabinet de travail. Que vais-je faire et lui, le terrifiant Noirot ?
Il me semble que des pas feutrés.....
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Le manuscrit s'arrêtait là. Une tache de sang avait maculé la page à demi remplie.
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(H. De Fels)
 
 

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