Le calme des champs (par Bernard Gervaise)
A la suite d'une grande déception sentimentale, ayant perdu successivement l'appétit, l'espérance, le sommeil, le courage et plusieurs autres choses encore, sans compter ce qui me restait de cheveux, je devins aussi faible qu'un petit oiseau nouveau-né et plus irascible qu'une vieille concierge de ministère. Bref, dans un état pitoyable !
Un médecin, à qui j'allai soumettre mon cas, s'efforça de me rassurer.
- Peuh ! fit-il, ce n'est rien, vous "faites" tout simplement un peu de neurasthénie.
- C'est grave ?
- Nullement. La maladie est en soi des plus bénignes. Elle est même rarement mortelle ; malheureusement, la plupart de ceux qui en sont atteints éprouvent un penchant insurmontable pour le suicide. En outre, elle provoque fréquemment des troubles mentaux assez accentués : beaucoup de neurasthéniques finissent à Ville-Evrard, où l'on n'est d'ailleurs pas si mal que ça... Enfin, si cela vous effraye, voici le remède : éviter le bruit, l'agitation, les émotions, en un mot tout ce qui fait la vie fiévreuse, trépidante et déprimante des grandes villes. Ce qu'il vous faut, c'est le calme des champs ; n'hésitez donc pas, quittez Paris au plus vite pour aller habiter la campagne.
Ainsi parla le bon docteur, avec toute l'assurance que donne un profond savoir. J'appris, du reste, peu de temps après, qu'il convoitait mon appartement, mais, n'est-ce pas, cela n'a aucun rapport.
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Huit jours plus tard, avec l'aide de Dieu et de quelques agences de location, j'avais déniché, dans la plus paisible des banlieues, un coquet petit pavillon, avec jardin, qui eût certainement mérité l'épithète d'unique s'il ne s'était trouvé étroitement accolé, par l'artifice d'un mur mitoyen, à un autre coquet petit pavillon en tous points semblable au premier.
Un vieux paysan, qui me faisait visiter les aîtres pour le compte du propriétaire empêché,, tint à me vanter les avantages de cette disposition.
- Comme ça, me dit-il, vous ne serez pas trop tout seul dans votre petit coin, ce qui ne vous empêchera pas d'être tranquille comme Baptiste, vu que vos voisins, M. et Mme Cassotin, ne sont, autant dire, jamais là. C'est des gens très bien qu'est dans le commerce à Paris. Ils partent, le matin, par le train de 7 h 30 et ne rentrent que le soir... Seulement, il y a leur chien qui reste l toute la journée, et ça, voyez-vous, c'est encore une sacrée affaire pour vous, rapport aux cambrioleurs.
Dans le jardin d'à côté, une sorte de terre-neuve faisait, en effet, retentir l'air de ses cris.
Dans le jardin d'à côté, une sorte de terre-neuve faisait, en effet, retentir l'air de ses cris.
- C'est Porthos, poursuivit mon bonhomme, une bien brave bête, allez !... Porthos ! veux-tu te taire... Voyez-vous, monsieur, il jappe un peu comme ça parce qu'il ne vous connaît pas, mais, sitôt qu'il se sera fait à votre odeur, vous ne l'entendrez plus.
Satisfait de ces explications, j'emménageai dès le dimanche suivant. Le lendemain, levé de bonne heure, j'assistai au départ de mes voisins qui, ne faisant pas de neurasthénie, devaient aller gagner leur pain quotidien dans quelque obscur magasin de la capitale. C'est un spectacle réconfortant sur lequel je comptais beaucoup pour activer ma guérison. Au moment où je sortais de mon lit, M. et Mme Cassotin en étaient à leurs adieux au terrible chien de garde.
- Allons, au revoir, Porthos, tâche d'être sage, dirent-ils après avoir posé devant lui une écuelle remplie de soupe.
Ensuite, pour lui faciliter l'exercice de la sagesse, ils l'attachèrent à sa niche avec une chaîne capable de retenir à l'ancre un cuirassé. A peine avaient-ils franchi la grille qu'il donna libre cours à la douleur que lui causait l'éloignement d'aussi bons maîtres. Ce furent de petits cris, des gémissements, des sanglots...
- Bah ! pensai-je, il fait cela par politesse, cet animal, exactement comme nous agitons notre mouchoir au départ du train qui emporte un ami... Dans cinq minutes, il n'y songera plus.
En effet, cinq minutes plus tard, les cris de Porthos diminuaient progressivement d'intensité, puis cessaient complètement.
Mais, hélas ! après cinq nouvelles minutes - cinq minutes d'interruption nécessitées par la liquidation de l'écuelle de soupe - ils reprenaient avec une ampleur admirable. De ces hurlements désespérés de chien perdu qui vous prennent aux entrailles, vous crèvent le coeur, vous étreignent le cerveau, et que l'on entendrait certainement encore si l'on devenait subitement sourd, car c'est par tous les pores qu'ils vous pénètrent.
Cela dura jusqu'au soir. Durant d'interminables heures, portes et fenêtres closes, et étendu sur mon lit, le crâne calé entre deux oreillers, migraineux, pantelant, je subis cette plainte lancinante, nourrie de toutes les douleurs de l'abandon. Mes voisins enfin rentrés, Porthos poussa encore quelques petits cris (de joie cette fois), puis rentra dans le silence. Je m'endormi, harassé.
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Le jour suivant, m'étant à nouveau réveillé de bonne heure,, j'entendis de nouveau la voix des Cassotin exhortant Porthos à la sagesse.
- Allons, ça va recommencer, me dis-je tristement.
C'est un fait, Porthos ne pouvait s'accoutumer à la solitude. Cela recommença donc, ainsi que je l'avais prévu, non seulement ce jour-là, mais tous les jours de la semaine jusqu'au dimanche, affecté au repos hebdomadaire des chiens de garde. Je profitai de ce court répit pour méditer sur mon triste sort.
A première vue, deux partis s'offraient à moi :
A première vue, deux partis s'offraient à moi :
Ou sommer les Cassotin d'emporter avec eux leur chien à Paris ; ou bien les prier de m'emmener moi-même chaque matin par le train de 7 h 30, pour ne rentrer que le soir.
Cependant, après mûres réflexions, j'en découvris un troisième : apprivoiser Porthos en multipliant à son égard les bons procédés jusqu'à ce que l'intelligent animal, voyant en moi un ami toujours prêt à lui tenir compagnie, consentît à tempérer les manifestations de son désespoir.
Le lendemain matin, les Cassotin, en allés vers leurs obscures besognes, j'entamai sans tarder la conversation avec le désespéré.
- Allons, Porthos, commençai-je sur le mode badin, faut pas t'en faire tant que ça, mon vieux. Tu la reverras ta mèmère, et puis ton pèpère... Là, nini, c'est fini, le chienchien, il va faire risette au monsieur...
Porthos était vraiment un animal intelligent. Il comprit sans peine que je m'apitoyais sur ses malheurs ; en conséquence, il redoubla immédiatement de gémissements selon la coutume de tous les êtres à qui l'on témoigne de la compassion. Voyant cela, j'imaginai un nouveau truc, un truc épatant ! Cela consistait à lancer au désolé chien de garde des os de côtelette, des bouts de gras et autres détritus de cuisine. Pendant que Porthos rongeait des reliefs, il était bien forcé de se taire, le génie bienfaisant qui créa l'espèce canine n'ayant prévu qu'un seul et même organe pour l'alimentation et pour l'extériorisation des sentiments.
Malheureusement, ce système avait l'inconvénient d'être pour moi fort assujettissant. Pour être tout à fait tranquille, il m'eût fallu passer toute la journée à cheval sur mon mur mitoyen afin de renouveler constamment les provisions de Porthos qui, sitôt libre, recommençait à sangloter de plus belle pour rattraper le temps perdu.
Il était, en outre, assez coûteux, et c'est cette dernière considération qui m'amena peu à peu à envisager la solution définitive du problème. Un soir, j'allai sur le chemin de la gare au-devant de mes voisins.
- Écoutez, dis-je à ces braves gens, vous avez un beau chien, un chien que j'aime beaucoup, voulez-vous me le vendre ?
Les Cassotin semblaient indécis. Il fallait brusquer les choses.
- Combien en désirez-vous de votre chien, repris-je, cent francs... deux cents francs... cinq cents francs ?...
Ce chiffre enleva les dernières hésitations de mes voisins.
- Va pour cinq cents francs, acquiesça M. Cassotin, chef de famille, mais c'est bien pour vous faire plaisir et parce que nous sommes sûrs que Porthos sera bien traité.
Cinq beaux billets de cent francs firent mouvement de mon portefeuille vers celui de mon voisin, tandis que Porthos passait sans trop de difficultés d'un pavillon dans l'autre.
Après cela, il ne me restait plus qu'à inviter les Cassotin à dîner pour sceller un si heureux marché, ce que je fis. C'est à l'issue de ce repas que M. Cassotin, rendu communicatif par les vins fins et les liqueurs, voulu bien dévoiler pour moi le fond de sa pensée.
- Voyez-vous, monsieur, me dit-il, je ne suis pas fâché d'être débarrassé de Porthos ! Oh ! c'est une brave bête qui fera parfaitement l'affaire pour vous qui ne vous absentez guère, mais pour la garde d'une maison déserte toute la journée, comme la mienne, il commence à être un peu trop vieux, on ne l'entend presque plus aboyer... Alors, n'est-ce pas, avec l'argent que vous m'avez donné, je vais pouvoir en acheter un autre, et même deux, s'il y a moyen !
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Bernard Gervaise.